Histoire
Les années 80 : La vitrine des jeunes créateurs
Françoise Chassagnac était la directrice artistique de Victoire : « Au début, il a fallu aller dénicher des créateurs… »
Je suis partie seule dans les salons. Grâce à ma belle-soeur, une journaliste du Jardin des modes est venue voir ma sélection. Elle a fait un grand papier et ça a fait boule de neige, les clients ont afflué. De jeunes stylistes ont entendu parler de la boutique et sont venus me voir pour me proposer leur travail : Claude Montana, Jean-Paul Gaultier, Azzedine Alaïa, Yohji Yamamoto, Comme des garçons… Je me souviens encore de Thierry Mugler qui est arrivé avec une combinaison pantalon violette en mohair !
J’ai bénéficié d’une époque formidable qui a vu naître ces créateurs, et le mot même de « créateur » ! Avant, les femmes s’habillaient chez leur petite couturière ou dans les maisons de haute couture. Le prêt-à-porter a offert une approche radicalement différente du vêtement. Entrer dans une boutique et ressortir autre, changée, c’était magique. Beaucoup de femmes ont découvert chez Victoire le plaisir de s’habiller, la liberté d’assembler des marques et des couleurs différentes. Nous avons aidé nos clientes à se découvrir elles-mêmes, à créer leur propre style, à s’exprimer. Chez Victoire, le rythme était effréné. Quand je n’étais pas à la boutique, je faisais les salons, je participais à des jurys dans des écoles de modes, j’allais à tous les défilés…
Je me souviens d’un moment de grâce un jour où l’une de mes clientes est tombée amoureuse d’un manteau gris gansé de rouge signé Angelo Tarlazzi. Le manteau était très long, elle était très petite. Au moment précis où elle s’est décidée à l’acheter, Tarlazzi est entré dans la boutique. Il a vu que le manteau était trop long, et sans hésiter s’est jeté à quatre pattes avec ses épingles pour lui marquer l’ourlet ; il a travaillé pendant une heure au milieu des clientes. C’était ça, Victoire, une boutique capable de créer la rencontre d’un créateur qui aime son métier et d’une cliente qui aime vraiment la mode. »
Pascale Cadaux est entrée chez Victoire comme vendeuse en 1977, alors qu’elle était encore étudiante. Dans les années 80, elle était aux premières loges :
« J’ai vu arriver Azzedine Alaïa avec ses prototypes, Thierry Mugler, Claude Montana, Angelo Tarlazzi qui était venu déposer des jupons en tulle rouge et orange ! La boutique était incontournable pour les jeunes créateurs, ils entraient en tremblant face à Françoise qui était quand même une sacrée personnalité, très respectée dans le métier. Elle m’a tout appris : le merchandising, le mix and match, l’œil de la silhouette, …
Le lieu était magique mais l’accueil était très important, parce qu’à l’époque c’était quand même un illustre bazar ! On nous apprenait à ne jamais vendre pour vendre. Sur la place, les voitures s’entassaient en double file et les amendes pleuvaient parce que les clientes restaient des heures ! On avait tous les styles, de la bourgeoise du XVIe à l’artiste de Saint-Germain-des-Prés, en passant par des stars. J’ai habillé Sydne Rome, croisé Judy Foster à douze ans, des journalistes qui sont devenues importantes…
L’origine du « concept store », pour moi, c’est Victoire. D’autant qu’à l’époque, au 10, place des Victoires, à côté de la grande boutique, il y avait le « petit Victoire » dans lequel on vendait un choix d’objets hétéroclites qu’on ne trouvait nulle part ailleurs, de la vaisselle, des édredons, des parfums, des bougies… »
Priscille D’Orgeval, du magazine Elle, nous raconte sa rencontre avec Victoire :
« Avec Nicole Crassat, nous avons fait les catalogues des boutiques entre 1985 et 1990. Nicole avait été rédactrice en chef à “ELLE“ pendant plus de quinze ans, puis au “Figaro Madame“. Pour les catalogues, elle faisait venir les grands photographes de l’époque, elle avait toujours une longueur d’avance. Nicole avait aussi ce talent de savoir mélanger les créateurs entre eux, ce qui n’est pas facile, mais qui correspondait parfaitement à l’esprit Victoire. Et puis il y avait cette autre papesse de la mode, Françoise Chassagnac, avec son œil aiguisé, qui osait prendre des risques en choisissant des vêtements d’avant- garde, en privilégiant la créativité et la tendance. Elle dénichait des créateurs débutants qui sont devenus les grandes stars de la mode. Gilles Riboud nous faisait entièrement confiance, nous laissait réaliser des images avec la plus grande liberté – c’était comme un laboratoire d’idées.
Je me souviens aussi qu’il y avait une très bonne ambiance, on riait toute la journée grâce à Gilles, qui donnait cette impulsion joyeuse.»
Dans les années 80, c’est chez Victoire uniquement que l’on trouve Jil Sander, Donna Karan, Moschino…